Dernière affaire (1/3)

Publié le 23 Mai 2011

J'avais prévenu tout le monde: je voulais pas d'un truc pourri avant mon départ. Des horreurs, j'en avais eu ma dose, ça avait été mon quotidien pendant presque trente ans. Alors trois semaines avant la retraite, pas question que je me tape une enquête de derrière les fagots, genre cadavre bien mûr ou viol sur mineur. Mais ça aurait été trop beau.

 

On avait connu cette nuit là la plus violente tempête que je puisse me rappeler, un truc fou, qui avait plié les lampadaires et déraciné les arbres, des rafales à cent kilomètres heure qui s'étaient engouffrées partout dans la ville en sifflant. J'avais passé la nuit à ma fenêtre, regardant les antennes de télé se coucher sur les toits, vaciller les lampes, voler ça et là des objets que le vent soulevait. Je m'étais inquiétée pour ma fille, l'avais appelée en pleine nuit; je m'étais faite engueuler bien sûr, elle n'avait pas peur du vent et dormait comme un bébé, mais j'avais raccroché soulagée de la savoir à l'abri. Dans quelques jours, on devait fêter le passage à la nouvelle année, une année symbolique cette fois là, et avec ce vent en plus et les dégâts qu'il allait y avoir, le réveillon s'annonçait pas banal.

 

Claire m'a appelée en début d'après-midi, elle criait dans son portable; j'entendais en arrière fond le bruit des voitures, sa voix était brouillée par le vent, certains mots se perdaient au passage. Elle a dit: « un cadavre, petit format, sans doute un enfant de huit ou neuf ans, un bras atrophié, ça te dit quelque chose? »

 

Je me suis sentie vaciller, mon cœur a fait un bond dans ma poitrine et j'ai demandé: « lequel? ». Claire a dit: « quoi lequel? Quel bras tu veux dire? Le gauche je crois, attends. » J'ai entendu son souffle dans le téléphone, elle devait s'approcher du corps. Quelques secondes après, elle a dit: « oui, c'est ça, un bras atrophié du côté gauche. Il y a juste un petit bout d'os entre l'épaule et la main. » Elle a laissé s'écouler quelques secondes et elle a repris: « alors, ça te dit quelque chose? »Si ça me disait quelque chose? Tu parles! Quinze ans que je l'attendais celui-là: Samuel, le petit oiseau comme on l'appelait. A cause de son bras gauche qui nous faisait penser à une aile. J'ai repensé à la photo qui avait circulé dans la presse, le visage souriant du gamin, les cheveux coupés un peu trop courts sur le devant, la mère avait fait du zèle pour la photo de classe. J'avais souvent imaginé les pensées de ce petit gars face à l'objectif, l'envie sans doute de plaire à ceux qui la verraient, que ses parents soient fiers de lui. C'est toujours comme ça dans les histoires de disparition de gamins; les parents vous filent une photo de lui en train de faire un dessin, de souffler ses bougies, ils choisissent toujours une image de leur gosse dans son meilleur élément, fier comme Artaban. Et puis vous découvrez qu'ils lui ont fracassé la tête à coup de chaussures, qu'ils l'ont enterré dans le jardin, qu'ils lui ont mis la baffe de trop avant de le couler dans du béton... Les parents de ce gamin là avaient été soupçonnés eux aussi, c'est comme ça; mais même s'il faut se méfier des intuitions dans notre métier encore plus que dans d'autres, j'ai toujours été persuadée qu'ils étaient blancs comme neige.

 

J'ai entendu: « T'es toujours là? », alors j'ai repris mes esprits et j'ai dit: « Samuel, septembre 1984. Le gamin souffrait du syndrome de Roberts. T'es où? Je te rejoins... »

 

- à suivre -

 

 

Rédigé par Marie Alster

Publié dans #Dernière affaire

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R
<br /> <br /> Oh superbe, merci.<br /> <br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> ahhhh ! un polar sur ton clavier,  merci Marie.<br /> <br /> <br /> <br />
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