Long séjour

Publié le 13 Juin 2011

Elle se réveilla en sursaut et mit quelques minutes à comprendre ce qui l'avait tirée du sommeil. Ce n'était pas un cri qui aurait retenti depuis l'une des chambres voisines comme cela arrive parfois, quand un des pensionnaires fait un cauchemar, quand quelqu'un hurle de douleur, ou simplement de démence. Elle se demanda l'espace d'une seconde: combien sont-ils ici à n'avoir plus toute leur tête? Pas elle en tout cas, et c'était sa grande fierté. Elle repensa au bruit. Est-ce que cela venait de dehors? D'un objet qui aurait chuté sur la terrasse, ou alors dans le jardin, en contrebas? Elle tourna la tête vers la porte-fenêtre; il n'entrait qu'une faible lueur à travers les trous percés dans le store. Il devait être deux ou trois heures du matin. Elle savait toujours, même dans le noir, l'heure qu'il était, elle ne se trompait jamais. Jusqu'à vingt-trois heures, le lampadaire était allumé, elle n'en voyait qu'un depuis son lit. Il était éteint ensuite jusqu'à quatre heures, laissant à la nuit cinq petites heures de totale obscurité. Puis il brillait de nouveau et accompagnait le lever du jour. Mais même aux heures où il n'entrait aucune lumière du dehors, la veilleuse blafarde qui brillait au dessus de la porte vous permettait toujours de discerner au moins le contour des choses: la télé sur son bras métallique, la carafe de verre posée sur la desserte, le fauteuil roulant pour les promenades au jardin, de plus en plus rares, la chaise près du lit, pour les visiteurs.

 

C'est là qu'elle le vit, assis sans bouger à côté d'elle. Elle ne distinguait de lui que sa silhouette sombre qui se découpait dans le noir, et la peau de ses mains posées sur ses genoux, luisante, sans doute un peu froide. Alors elle entendit autre chose résonner à son tympan, un claquement bref comme un coup de cymbale. Ce bruit-là, elle le connaissait bien, il ne venait pas de la chambre. Il venait du plus profond d'elle même et elle le ressentait plus qu'elle ne l'entendait, ce bruit que faisait sa valve en métal en claquant contre l'aorte quand son cœur s'emballait. Elle s'en voulut d'avoir peur. Est-ce qu'il n'était pas déjà venu? La dernière fois, il n'avait pas dit un mot, avait attendu qu'elle se réveille et était parti comme il était venu, en marchant lentement jusqu'à la porte qu'il avait refermée derrière lui.

 

Il s'appelait Camille et était dans une chambre de l'autre côté du couloir, un peu plus loin, en allant vers l'ascenseur. Il était vieux, comme tout le monde ici, ou peut-être l'était-il un peu plus, de quelques années, mais au point où ils en étaient, est-ce que ça comptait encore? Il avait la peau tachée et des yeux sans couleur, comme tous les autres en somme. Ce qui le différenciait, c'était sa haute taille et le fait qu'à son âge, il parvenait encore à se tenir bien droit et à marcher sans canne, sans déambulateur. A le regarder avancer de dos, on pouvait le croire encore alerte, et se demander même ce qu'il faisait là. Mais lorsque vous lui faisiez face, vous ne voyiez plus que sa mâchoire qui pendait au bas de son visage, tremblante, hors de contrôle. C'est cela qui l'avait réveillée: le gargouillis qui sortait de sa bouche béante, et le bruit qu'il faisait lorsqu'il ramenait d'un coup de langue la salive qui menaçait de couler sur son menton.

 

Il dit « Tu dors? ». Il avait parlé tout bas, en se redressant un peu au bord de la chaise et elle avait du faire un effort pour le comprendre, car les sons qui s'échappaient de sa bouche étaient assourdis, les consonnes surtout étaient atténuées. Elle ne bougea pas et dit seulement: « Va-t-en », tout bas elle aussi, parce qu'il lui semblait qu'au milieu de la nuit elle ne pouvait que chuchoter. Et puis elle ne voulait pas que quelqu'un les entende, que l'infirmière de service arrive et trouve Camille dans sa chambre. Elle croirait peut-être qu'elle l'avait fait venir, plaisanterait sans doute, de cette manière qu'ils ont de toujours tout tourner en dérision et les prendre pour des enfants. Il dit: « J'aime bien quand tu dors » et sa bouche brilla plus fort dans le noir, comme s'il parvenait à sourire de sa mâchoire tombante. Puis il se leva, posa une main sur le bras de la vieille femme en imprimant sur sa peau une caresse rapide, maladroite, et se dirigea vers la porte.

 

Il lui faudrait beaucoup de temps pour se rendormir, elle devrait calmer son cœur avant de retrouver le sommeil. Elle tourna la tête vers la porte-fenêtre, se dit qu'avec de la patience elle pourrait observer la progression du jour à travers le store. Peut-être verrait-elle au moins s'allumer le lampadaire? Elle eut une pensée pour Camille, se demanda s'il avait déjà regagné sa chambre ou s'il avait d'abord fait escale auprès d'un autre lit. Mais elle ne s'attarda pas plus longtemps sur cette question et laissa son esprit s'en aller.

 

 

Rédigé par Marie Alster

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C
<br /> <br /> Pas mal ! Le personnage de Camille donne vraiment envie d'en connaître davantage sur lui. J'espère qu'une suite est prévu du coup, y a du potentiel. :) <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Merci, du compliment, et de la visite aussi! Il y a une suite, oui, elle viendra bientôt.<br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> <br /> J'aime. Beaucoup.<br /> <br /> <br /> <br />
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