Le jeu de Madame Alfred n°20 - c'est la fin

Publié le 16 Février 2010

ou "Les aventures du Grand Oracle au chevet du monde", dernier épisode, dernier volet de la trilogie sur la jeunesse du Grand Oracle, cette satanée trilogie sans titre.


Le petit garçon aurait bien voulu rester toujours dans la maison où il avait vécu avec sa mère et où il la sentait toujours autour de lui, dans la brise qui entrait par la fenêtre entrouverte ou dans le fumet qui montait des fourneaux. Mais les villageois d'à coté s'étaient réunis pour statuer sur son sort et avaient décider de le confier chaque semaine à une personne différente qui le recueillerait chez elle et prendrait soin de lui. Ils avaient choisi cette solution de garde en alternance afin que l'enfant ne pesât sur personne en particulier. Mais la situation tourna vite au cauchemar et chaque semaine, le même scénario se répéta: le premier jour, il prenait sur lui et se forçait à être un enfant comme les autres; dès le deuxième jour, on le retrouvait endormi dans le jardin, couché à même le sol; le troisième, il attendait le soir pour prendre en cachette le chemin de sa maison et lorsqu' au matin on le ramenait de force chez ses hôtes, il cessait de manger; il ne voulait pas irriter les gens ni leur faire du chantage mais son estomac, sitôt passée la porte de sa maison, se ratatinait dans son ventre et ne lui laissait rien avaler. Alors, au quatrième ou cinquième jour, les gens capitulaient: ils le laissaient s'enfuir chez lui à la moindre occasion - on soupçonne même certains de s'être volontairement assoupis au coin du feu ou d'avoir tourné le dos assez longtemps - et on l'y laissait tranquille jusqu'au début de la semaine suivante où la personne chargée de s'occuper de lui se persuadait qu'elle ferait mieux que les autres et se mettait en tête - provisoirement du moins - de le sauver de lui même. Il usa ainsi une dizaine d'hôtes qui chacun à leur tour jurèrent leurs grands dieux qu'on ne les y reprendrait plus.

Alors, il y eut une nouvelle assemblée. Comme la première, elle se tint à l'auberge du village et comme la première, elle fut bien animée. On en était à envisager d'éloigner suffisamment le garçon pour que l'envie ne lui prenne plus de rejoindre sa maison à pied lorsqu'on vit s'ouvrir la porte de l'auberge et entrer le sourcier. C'était un homme robuste dans la force de l'âge, mais tanné par le vent, le soleil et le froid, grand et fort comme un chêne solitaire. Il resta sur le seuil de la porte, sa casquette écrasée entre ses mains rouges et calleuses et s'adressa à l'assemblée: "Ce petit, c'est pas un gamin pour vous. Laissez moi m'en occuper, j'en fais mon affaire." On chipota, mais juste un peu, juste pour dire qu'on avait pas bradé le petit au premier venu.  Chacun au fond de lui savait que cette proposition était une aubaine et qu'on allait enfin pouvoir se laver les mains de ce garçon trop grand dont on ne savait que faire. Après tout, si le sourcier voulait s'en occuper, pourquoi refuser? On le laissa donc prendre l'enfant en charge, puisque tel était son choix ,et on lui fit signer des papiers pour s'assurer qu'on ne reviendrait plus sur cette histoire.

Lorsqu'il rentra chez lui ce soir là, le Rougier - puisque tel était son nom - fit un détour par la maison où le garçon attendait de savoir à quelle sauce il allait être mangé. Il s'assit en face de lui à la table de la cuisine et lui dit: "Mon p'tit gars,  désormais, c'est moi qui m'occupe de toi. Tu vois ce papier là? C'est marqué dessus: je suis "responsable de ton éducation". Mais tu vois, moi, je ne vais pas t'emmener. Qu'est-ce que tu veux que je fasse de toi au milieu de mon bazar? Non, tu seras bien mieux ici. Je viendrai te voir tous les jours mais surtout, surtout, tu dois venir me voir si tu as un problème. Tu m'as bien compris? Tu as pas besoin d'autorisation écrite, hein? Tu viens, c'est tout. N'importe quand et pour n'importe quoi." Le garçon avait bien compris. Il avait surtout compris qu'il restait là, à l'abri du souvenir de sa mère, que quelqu'un veillerait sur lui de loin et lui montrerait le chemin; ça lui allait. Il sentit dans son ventre son estomac se décontracter , il avait faim et envie de s'endormir, il se sentait un peu heureux et très soulagé.
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Les semaines et les mois passèrent, le garçon grandissait à vue d'oeil, il avait désormais les longs cheveux noirs de son père, ses sourcils en bataille et ses mains blanches et longues. De sa mère, il avait hérité la malice dans le regard, le calme et la détermination. Au fil des ans, il avait réussi à développer ses pouvoirs et à les maîtriser; il s'était beaucoup entraîné et le Rougier l'avait bien guidé. "Mais qu'est-ce que tu fiches, nom d'une pipe de nom d'une pipe?!", "Tu vas m'écouter , espèce de satané tête de pioche?", ou encore " Non mais qu'est ce que je t'ai dit, bougre d'andouille?" étaient les formules éducatives qui avaient rythmé sa sortie de l'enfance et sa marche lente vers l'âge adulte.

Un soir - il était quasiment un homme à présent - il vit une jeune fille qui marchait lentement au sommet de la colline; sa démarche souple était presque une danse et ses cheveux se soulevaient dans la brise du soir. Elle était trop loin pour qu'il vit son visage mais il sut qu'elle était la plus belle fille qu'il ait jamais vu; il sut, car son coeur le lui dit en cognant dans sa poitrine, qu'elle était cette fille là,  celle à laquelle il  penserait nuit et jour, celle qui était juste assez menue pour entrer dans ses bras, celle qu'il allait conquérir ou bien qui laisserait à jamais son empreinte sur sa vie.
Il se disait tout cela en la regardant passer et il se disait tant de choses encore qu'il en oublia de la rejoindre, de la suivre, de l'approcher. Et la jeune fille disparut dans le vent.

Le lendemain, le voilà qui attend. Il scrute le haut de la colline, il regarde à l'horizon. Et aux premières lueurs du soir, la voilà qui passe au loin. A pas de loup, elle arrive, et le vent chaud de l'erg arrive avec elle. Alors, il court, il grimpe au sommet de la colline en trois foulées de ses longues jambes. Elle est encore loin, ses cheveux dansent toujours dans le vent; et plus il s'approche, et plus elle lui semble lointaine; il court, il s'essouffle et ne l'atteind pas. Alors il comprend: cette fille est comme l'horizon, on la regarde au loin mais on ne peut la toucher.

Lorsqu'au matin le Rougier le trouva en train de tester des formules et des potions, les cheveux en désordre et le regard d'un fou, il voulu savoir ce qui s'était passé. Puis quand il entendit le récit de la poursuite au sommet de la colline, il se laissa tomber sur une chaise et sa voix n'était plus qu'un souffle lorsqu'il lui parla. "Cette fille que tu as vue, c'est la-fille-qui-passe-au-loin. C'est un grand malheur, crois moi.  Elle passe au loin, tu la regardes marcher, se détacher sur le soleil couchant, parfois tu crois sentir son parfum ou bien tu crois l'entendre chanter dans le vent. Et puis c'est tout. Parce que la-fille-qui-passe-au-loin, mon garçon, c'est un accroche-coeur, plus elle passe et plus elle te brise le coeur. Un jour, elle ne passe plus, et toi t'as le coeur cassé et t'attends toute ta vie de la revoir passer. Mais surtout, va pas te mettre en tête d'arriver à la toucher ou je ne sais trop quoi, hein, c'est dangereux ça, tu sais. Tu sais ce qu'on dit? On dit que si on brise le sort de la-fille-qui-passe-au-loin, elle s'évapore dans l'air et elle revient jamais."
Mais lorsqu'un peu plus tard il quitta le garçon en le laissant à ses essais, il savait d'avance que ses conseils n'avaient servi à rien et qu'il n'en ferait qu'à sa tête.

Et en effet, il continua tout le jour à chercher la formule qui conviendrait, celle qui retiendrait la-fille-qui-passe-au-loin et le rendrait heureux. Il chercha et testa pendant des heures et quand le soir arriva, il n'avait toujours pas trouvé. Alors il abandonna. Il laissa tomber les formules et les potions et décida de s'en remettre à la seule force de sa volonté.  Après tout, se dit-il, ce serait un mauvais présage que de devoir user d'artifices dans le domaine amoureux. Il alla coiffer ses cheveux, mit du parfum dans son cou, lissa ses habits et attendit qu'elle apparaisse en haut de la colline.

Lorsqu'enfin il la vit, il était plus décidé que jamais et sûr de parvenir à ses fins. Il enjamba la colline en quelques pas de géant et ne fit qu'une bouchée de la distance qui le séparait d'elle. Lorsqu'il sentit le parfum de ses cheveux, lorsqu'il l'entendit chanter dans le vent, il tendit le bras et la retourna vers lui. Elle se laissa enlacer, tanguant juste un peu sous la pression de ses bras. Il l'attira contre lui , la souleva du sol
- c'était si facile, elle était si légère - et enfouit son visage dans ses cheveux. Il entendit son rire au creux de son oreille, sentit son corps se serrer contre lui, puis il y eut comme le bruit d'une vague quand elle quitte le rivage et il n'eut plus dans les bras que la brume du soir.



Mes dernières contraintes:

#20#
un chêne solitaire
un accroche-coeur
'A pas de loup, elle arrive, et le vent chaud de l'erg'


Merci, merci mille et une fois à Madame Alfred, instigatrice de cette aventure. Chaque épisode des Aventures du Grand Oracle au chevet du monde lui est dédié!

Rédigé par Marie Alster

Publié dans #Le Grand Oracle au chevet du monde

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R
<br /> Il prenait sur lui... ce passage est génial ! Et quel romantisme, quelle présence.. tu termines en beauté, non sans convoquer une ultime fois le Rougier, le chouchou de ces dames.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Merci Marie pour ce dernier voyage en compagnie du Grand Oracle, de sa folle jeunesse, de son fol amour . Les derniers mots résonnent avec l'image de ton précédent message . Quel plaisir ce fut de<br /> t'offrir de bien modestes grains à moudre, d'attendre qu'en secret tu tisses la toile , puis de découvrir comme une pépite au bord du chemin. <br /> <br /> <br />
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