Dernière affaire (suite)

Publié le 16 Octobre 2011

Je suis rentrée chez moi vers sept heures. Les autopsies avaient pris un bon moment, celle du jeune garçon d'abord, en début d'après-midi, de son meurtrier ensuite, alors que la nuit était presque tombée. J'ai assisté aux deux, Saran, ma coéquipière, était avec moi. Sainte-Marie s'en était donné à cœur joie. Ce n'était pas tous les jours qu'il avait droit à des corps morts depuis si peu de temps, de la « chaire fraîche » comme il disait. Son scalpel s'était enfoncé dans les tissus encore roses en libérant une odeur douçâtre. Ensuite il y avait eu les bruits: les pinces qui séparent les côtes, la lame qui découpe l'estomac, le foie, la scie qui ouvre le crâne.

 

Un peu plus tôt, le père était venu reconnaître son fils. Il avait regardé son visage blême, avait serré très fort l'écharpe qu'il tenait entre ses mains et avait hoché la tête. J'avais remonté le tissu jusqu'en haut de la table; les joues du père étaient trempées de larmes.

 

Il était à peine midi quand je l'avais raccompagné. Il avait enroulé l'écharpe autour de son cou et m'avait demandé: « Qu'est-ce qui va se passer maintenant? » J'avais supposé qu'il parlait de l'autopsie, du moment où on allait lui rendre le corps de son fils et où il pourrait organiser son enterrement. Mais peut-être voyait-il encore au-delà, quand après les funérailles il rentrerait seul chez lui. Cet homme avait perdu sa femme quelques mois plus tôt, et voilà que son fils lui était enlevé. Il n'annulerait sans doute pas le réveillon de la Saint-Sylvestre, il ne pouvait pas se le permettre. Il regarderait s'amuser les clients toute la soirée. Un peu avant minuit, il brancherait le micro et égrènerait les secondes qui les séparait de l'an 2000. Pendant l'explosion de liesse qui s'ensuivrait, au milieu des embrassades, il se retirerait en cuisine et se laisserait aller à pleurer.

 

Je lui avais expliqué comment allaient se dérouler les heures qui allaient suivre et étais rentrée sans le regarder partir. C'est en branchant la radio dans mon bureau que j'avais entendu les premières alertes. J'avais ouvert la fenêtre et avais scruté le ciel au loin. Pas un souffle de vent ne dérangeait encore cette froide journée d'hiver.

 

Tout l'après-midi je m'étais demandé comment ça arriverait. Est-ce que le vent forcirait peu à peu, comme un choeur à peine audible au départ et qui monte en intensité jusqu'à être tonitruant? Ou bien y-aurait-il tout à coup une violente rafale qui arracherait le monde à la quiétude du soir? En marchant dans les rues sombres avec Saran, nous n'avions pas senti le moindre souffle, aucun mouvement de l'air n'avait dérangé nos cheveux.

 

Saran est mon équipière depuis plus d'un an. Le jour où elle est arrivée, je l'ai remarquée tout de suite au milieu de la cohue. Pourquoi est-ce qu'il y avait tant de monde au poste ce jour là? Je ne sais plus. En tout cas c'était un mauvais jour pour venir se présenter. Elle cherchait du regard quelqu'un auprès de qui se renseigner. On aurait dit que ses cheveux étaient peints à l'encre de chine et ses yeux aussi. J'ai frappée au bureau de Pelletier et suis entrée.

Il a levé la tête de ses papiers, a dit: « Assieds toi. Qu'est-ce que tu veux? »

« La nouvelle. Je veux faire équipe avec elle. »

Il a froncé les sourcils avant de répondre: « tu es déjà en équipe. »

« ça ne fonctionne pas. Tu lui trouveras quelqu'un d'autre. »

Pelletier a baissé les yeux et s'est replongé dans sa lecture. Il a dit: « Tu connais le principe: que des équipes mixtes. »

« Ce sera une équipe mixte: une jeune, une vieille. Tu ne vas quand même pas laisser cette gamine faire équipe avec n'importe qui! Écoute: j'ai l'âge d'être sa mère, je prendrai soin d'elle, je lui monterai le chemin. »

Il a relevé la tête, s'est serré l'arrête du nez du bout des doigts comme si ce que je venais de dire lui avait déclenché un violent mal de crâne et a dit:  « Laisse moi réfléchir. »

C'était tout vu. Il savait que je ne lâcherais pas, que ce serait de toute façon la dernière personne avec qui je ferais équipe avant de tirer ma révérence. J'avais plus de trente ans de service, il pouvait bien me faire ça. Je ne sais pas comment il a présenté ça aux collègues mais les équipes ont été réorganisées et Saran a été placée sous ma coupe. Saran est d'origine mongole. En réalité elle s'appelle Sarantsatsral, ça veut dire « lumière de la lune. » Une lueur douce qui vous rassure sans vous éblouir, ça lui correspond bien.

 

Ce n'est que lorsqu'elle était déjà dans le bus qui l'emmenait chez elle et que je me dirigeais vers l'entrée de la vieille ville qu'une bourrasque m'avait plaquée contre un mur. Elle était venue par surprise, j'en avais presque perdu l'équilibre. Saran l'avait-elle sentie aussi, à travers le verre et l'acier? En marchant vers mon immeuble, je m'étais dit: « Alors, voilà. Ça démarre. Lothar est arrivé. ». J'ai pensé à l'accouchement de ma fille. A la première contraction, le souffle coupé par la douleur, je m'étais dit: « mon dieu que ça fait mal ». Mais finalement celles qui avaient suivi avaient été bien pires. J'ai frissonné en pensant à la nuit qui allait venir et me suis dépêchée de rentrer chez moi.

 


 


Rédigé par Marie Alster

Publié dans #Ecritures

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D
<br /> <br /> j'aime ce duo de femmes. en quelques traits à peine tu me permets de les reconnaître. bourrasque et contraction, quelle magnifique association !<br /> <br /> <br /> <br />
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R
<br /> <br /> Superbe.<br /> <br /> <br /> Honnêteté implacable.<br /> <br /> <br /> <br />
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